Chapitre 26
Conrad était là depuis des heures et avait de plus en plus de mal à maîtriser ses pensées. La frénésie qui régnait autour de lui provoquait un véritable maelström dans son esprit. Les Déchus supportaient mal les mouvements rapides et les bruits forts. Ce rassemblement, c’était une version de l’enfer, pour lui.
Retourne auprès d’elle…
Il aurait juste aimé lui dire qu’il aurait voulu n’avoir jamais prononcé les paroles qui l’avaient blessée.
Au moment précis où il s’apprêtait à glisser jusqu’à Élancourt, il aperçut Tarut. L’impressionnant démon se démarquait par sa taille, au centre d’un groupe de ses semblables de différentes espèces. Lui comme toutes les fines lames des Kapsliga qui l’entouraient étaient torse nu, la poitrine ceinte d’un large bandeau de cuir. Autrefois, Conrad avait lui aussi arboré fièrement ce bandeau.
Soudain, un nuage de fumée apparut tout près, et un groupe de sept démons en sortit. Conrad reconnut les Woede parmi eux. Il avait entendu dire qu’ils avaient perdu leur pouvoir de téléportation. Rôk l’infâme fugitif, devait s’occuper de les faire glisser.
D’ailleurs, quelques instants plus tard, Rôk ouvrit la bouche et ravala la fumée.
Tarut et les Woede. Ses trois cibles, là, sous ses yeux. Faciles à atteindre, en plus. Quand Conrad provoquerait la rage des Woede, ils ne monteraient pas complètement en puissance, pour ne pas risquer de lui prendre la vie, laissant ainsi échapper les informations qu’il détenait. En état démoniaque absolu, les démons féroces étaient d’une puissance incroyable, mais perdaient toute capacité de réflexion.
Quant à Tarut, Conrad n’avait plus à s’inquiéter de recevoir un de ses coups de griffes.
Les Woede et Tarut n’échangèrent pas le salut viril qui consistait à se prendre par les avant-bras. Leurs mains restèrent posées sur la poignée de leurs épées.
Puis Conrad vit Cade se raidir, fixant Tarut comme s’il comprenait soudain quelque chose. Il entraîna son frère à l’écart et se mit à lui parler avec force gesticulations tandis que Rydstrom lançait vers Tarut des regards suspicieux.
Bien. Les démons savaient donc qu’ils poursuivaient le même gibier. Tarut cherchait à tuer Conrad, mais les Woede le voulaient vivant, au moins pour un temps…
Conrad se tendit, prêt à l’attaque, ses crocs s’allongeant sous ses lèvres.
Il allait bondir lorsqu’il entendit le rire de Néomi.
— C’était obligé, cette dernière bouteille de vin ? demanda Nïx à mi-voix.
Malgré le brouhaha et son propre rire, joyeux, Néomi l’entendit.
Du feu. Des créatures mythologiques. Une fête à tout casser.
Elle était au paradis ! Pour la première fois en quatre-vingts ans, elle avait quitté Elancourt !
Et oui, elle était un peu pompette – le merlot avait-il toujours été aussi bon ?
Au bruit venaient s’ajouter les sensations : le craquement des feuilles sous ses nouvelles bottines de cuir, l’odeur du jasmin en fleur et des gardénias, un orchestre accordant ses instruments, un peu plus loin, la délicieuse caresse de sa nouvelle robe sur sa peau.
À la question de Mari sur ce qu’elle voulait mettre, Néomi avait répondu :
— N’importe quoi d’autre que cette innommable robe de soirée en satin noir ! Quelque chose de coloré, de court, et de très sexy !
Mari avait fait apparaître un fourreau rouge écarte très près du corps. Ce vêtement impudique avait les manches longues mais le dos nu, et montait très, très haut sur les jambes de Néomi.
Pas tout à fait un modèle pathétique !
La douleur qu’éprouvait Néomi lorsqu’elle repensait aux paroles de Conrad s’apaisait de minute en minute. Parce qu’elle n’était pas pathétique. Elle venait de reprendre sa destinée en main.
Seigneur, tout cela lui tournait la tête. Je suis redevenue la Néomi d’avant, celle qui était maîtresse de sa vie et riait au visage du destin. Elle allait y rester, et elle s’en fichait complètement !
— J’étais bien obligée, pour les bouteilles, répondit Mari à voix basse. T’as bien vu comme elle paniquait.
Au début, le changement avait été bouleversant. Soudain projetée dans un monde de perception, Néomi, debout dans son studio, les yeux écarquillés, avait peiné à s’adapter à cette avalanche de sensations.
Son corps avait soudain pesé lourdement sur ses pieds et, sous elle, le sol lui avait paru effroyablement rigide. Ses épais et longs cheveux avaient tiré sur sa tête, pesant sur son dos. Et des frissons l’avaient parcourue de toutes parts.
Néomi n’avait pas tant eu l’impression de changer que de voir le monde changer autour d’elle, comme si, jusque-là, elle avait vécu dans une bulle de savon.
Son nouveau corps avait frémi, ivre de sensations. Stupéfaite, elle avait tâté son visage, avant de murmurer :
— C… ce n’était peut-être pas une bonne idée…
D’après Mari, elle souffrait d’hypersensibilité. Elle-même était passée par là peu de temps auparavant. Cela finirait par se dissiper, avait-elle dit.
— On ne serait jamais arrivé à la faire passer par le miroir, sinon, ajouta Mari. Autant essayer de plonger un chat dans un bain d’acide.
Des femmes avec de petites boîtes attachées à des colliers passèrent près d’elles.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Néomi, un peu trop fort, à en croire le regard que lui lança Mari.
Chaque boîte était décorée différemment. Parfois, quelque chose était écrit dessus.
— Ce sont des modulateurs vocaux. Les sirènes ont décidé de bien se conduire. Si elles se mettaient à chanter, tous les mâles célibataires ici présents tomberaient sous leur charme. Ça ne serait pas très fair-play.
Sur l’une des boîtes, Néomi lut : « C’est quand tu veux », et sur une autre : « Paf, j’ai attrapé ton mec ! »
Elle éclata de rire. Des sirènes ! Bien sûr !
Un groupe de femmes aux corps d’elfes arriva. Vêtues de jupes légères, elles avaient la poitrine nue peinte de feuillages enchevêtrés.
— Hou, super, murmura Nïx. Les dendrophiles.
— Les dendro quoi ? demanda Néomi.
— Les amies des arbres. Les nymphes arboricoles.
Celle qui était visiblement leur chef lâcha en les regardant :
— Tiens, mais on dirait Siphonnïx et la routarde du sortilège.
— Tiens, mais on dirait les allumeuses, répliqua Nïx d’un ton neutre. Je suis désolée, les nymphettes, mais pour l’orgie, vous vous êtes trompées d’adresse.
— Sache que toute fête est une orgie en puissance, Hystérïx.
Nïx ouvrit la bouche pour répondre, puis renonça et entraîna Mari et Néomi un peu plus loin.
— Sur ce coup, elle avait raison, dit-elle avec un haussement d’épaules.
Et des nymphes ! s’enthousiasma Néomi.
Mais presque aussitôt, son excitation laissa la place à une pointe d’angoisse. Et si Conrad s’éprenait de l’une de ces charmantes créatures et en faisait sa femme ?
Heureusement, il y avait aussi de très beaux spécimens mâles, et Mari, Néomi et Nïx se retrouvèrent bien vite entourées d’hommes, tous de taille impressionnante.
Deux d’entre eux étaient même plus grands que Conrad.
Néomi se sentait minuscule, mais ils semblaient prendre garde à ne pas l’effrayer, sans doute parce que Nïx l’avait présentée en disant « Néomi la mortelle ». Tout en souriant à la ronde, elle jetait des coups d’œil dans la foule, à la recherche du vampire.
— Je te présente Uilleam et Munro, dit Nïx en lui montrant deux jumeaux écossais d’une beauté animale. On les appelle juste Sexy et Supersexy. À moins que ce ne soit le contraire ? Enfin, bref. Ce sont des Lycae. Et là, ce sont les démons Cade et Rydstrom, frères eux aussi – je t’ai parlé d’eux, tu te rappelles ?
— Enchanté, ma belle, dit Cade.
Mais il semblait ailleurs, préoccupé, et caressait d’un air absent la barbe blonde naissante qui lui couvrait le menton.
— C’est un grand plaisir, Néomi, dit Rydstrom avec un sourire qui n’atteignait pas tout à fait son regard vert.
Les deux frères partageaient les mêmes traits, mais pas l’apparence générale. Leur façon de se tenir, leur accent, même, étaient différents. Celui de Rydstrom était beaucoup plus raffiné.
— Je voulais te parler, Valkyrie, dit-il à Nïx.
— Ah bon ? Pourquoi ? Tu as trouvé celle qui le cherche dans son sommeil ?
— À vrai dire…
Il l’attrapa par le bras et l’entraîna sur le côté.
— À l’aide ! Au secours ! cria Nïx par-dessus son épaule. Un démon m’enlève !
Néomi se lança à leur poursuite – comme si elle pouvait faire quelque chose ! –, mais Nïx articula :
« Je plaisantais. »
— Tiens, voilà Bowen, dit Mari.
On aurait dit qu’il cheminait en se guidant à l’odeur. Lorsqu’il vit Mari, il fendit la foule dans sa direction et la prit dans ses bras.
Après un long et langoureux baiser qui donna des bouffées de chaleur à Néomi, Mari lui présenta son compagnon. Il sourit à Néomi, puis fusilla du regard Cade, qui lui répondit de la même façon. Intéressant.
Ayant fini d’accorder leurs instruments, les musiciens se mirent à jouer une ballade mélodieuse au rythme marqué que, bien sûr, Néomi ne reconnut pas. Mais la chanson l’enveloppa littéralement, les percussions résonnèrent au creux de son ventre et, pour la première fois en huit décennies, elle eut envie de danser.
— Vas-y, danse, Néomi, lui dit Mari. On t’attend ici. Ne t’éloigne pas trop, c’est tout.
Néomi s’éloigna joyeusement. Près du feu, la nuit s’empara d’elle et elle se laissa porter. À chaque seconde, elle s’habituait un peu plus à son corps, se rappelait comment le faire bouger, onduler, glisser.
Tout lui faisait l’effet d’un rêve. C’était une nuit magique.
Bientôt, elle eut la sensation qu’on l’observait.
Elle pivota brusquement sur elle-même et distingua, dans le noir, deux yeux rouges qui suivaient le moindre de ses mouvements.
Conrad. Tel un lion traquant une gazelle.
C’était forcément une hallucination.
Elle ne peut pas être réelle. Conrad n’y comprenait rien. Il avait voulu la rejoindre, ce soir. Durant tout le temps qu’il avait passé à ses côtés, il avait rêvé de pouvoir la toucher.
Et voilà qu’elle apparaissait, sous ses yeux, comme un cadeau des dieux, en chair et en os, et tellement vivante. Il n’y avait plus de fantôme, plus de noir et blanc. Ses joues étaient roses, ses lèvres aussi rouges que sa robe courte.
Comment était-ce possible ?
Avec ses cheveux qui virevoltaient autour d’elle, on aurait dit une païenne dansant à côté du feu.
Son corps bougeait, tournoyait de façon décadente, provocatrice.
— Tantsija, murmura Conrad.
Comme chaque fois qu’elle bougeait, il fut envoûté. Mais cette fois, au lieu d’apaiser son esprit, cette danse réveilla son propre corps, le tendit comme la corde d’un arc. Fantôme, elle était magnifique. Femme, elle était au-delà de la beauté.
Il allait pouvoir prendre le baiser qu’il brûlait de prendre, toucher ses seins généreux… Mais non, il ne pourrait pas. Elle devait le détester, maintenant.
Malgré la distance, il sentit le cœur de Néomi battre d’excitation dans sa poitrine. Mais un cœur battant, cela signifiait que le sang coulait dans ses veines.
Donc qu’il pouvait lui faire du mal, voire la tuer.
Il avait fantasmé sur son cou, s’était imaginé buvant à sa veine. Pourquoi serais-je capable aujourd’hui de m’arrêter à temps ?
S’il s’était senti si bien avec elle à Élancourt, c’était parce qu’il savait qu’il ne pouvait pas lui faire de mal. Mais là, c’était différent. Il pouvait la blesser. Et il le redoutait.
Pour ne rien arranger, désormais, ses ennemis pouvaient s’en prendre à elle aussi. Justement, il avait perdu Tarut de vue, réalisa-t-il avec inquiétude.
Il ravala un juron de douleur quand la blessure, à son bras, se réveilla sous le pansement. Parce que mon rêve le plus cher vient de se matérialiser. Ce qu’il désirait le plus au monde dansait sous ses yeux.
Il faut avoir un rêve pour le perdre…
Malgré tout, son propre cœur était toujours aussi mort, dans sa poitrine. Et aucun souffle ne sortait de ses poumons. Il voyait Néomi en chair et en os, mais cela ne déclenchait pas l’animation. Il sentit croître en lui le désenchantement.
Allez, va-t’en.
Il était sur le point de glisser lorsque quelqu’un hurla :
— À l’attaque !